En cette belle journée d’été, le soleil qui se déversait par les vastes fenêtres jouait avec les volutes de fumée. Le silence s’était instauré dans cette salle de la Salpêtrière, celle-là même qui fut immortalisée une dizaine d’années plus tôt par le peintre Brouillet sur une toile où montrant une leçon donnée par le Docteur Charcot.
Sur les cinq hommes présents, deux fumaient la pipe, et un autre le cigare. Ce dernier focalisait maintenant l’attention des autres. Arborant d’imposants favoris blancs, soigneusement disciplinés et lustrés qui tranchaient avec sa calvitie, l’homme libéra une dernière volute et abandonna son cigare sur le cendrier posé devant lui, avant de jeter un regard impassible aux trois personnes assises à ses côtés. Puis il prit la parole :
« Mon cher Fourniel, vous nous avez brillamment présenté, ce matin, votre mémoire de thèse en latin. Par votre éloquence, vous avez réussi à l’instant, à nous tenir éveillés tout au long de votre exposé en français, malgré la tendance à l’assoupissement post-prandial auquel nous pousse le délicieux déjeuner que nous avons pris ensemble.
De l’avis commun, et votre chef de service ici présent ne me contredira pas, votre comportement et votre travail dans cette vénérable institution, depuis votre acceptation à l’internat, sont en tout point dignes d’éloges. Vos mémoires de thèse sont clairement rédigés et convenablement documentés, mais il y manque une preuve formelle pour étayer la véridicité des conclusions de vos recherches. Sans une telle preuve, que vos pairs pourront mettre à l’épreuve de l’expérimentation scientifique, vos assertions finales relèvent de la simple affabulation.
Par ailleurs, votre insistance à présenter votre thèse à huis clos, procédure des plus irrégulières, ne joue pas en votre faveur…»
Le postulant pinça les lèvres quelques secondes, ses doigts jouant avec sa chaîne de montre. Puis il s’expliqua :
« Chers professeurs, vous n’ignorez pas que j’ai commencé mon internat en même temps que Duhaumont, qui devint mon ami et co-turne, et avec lequel, dès notre rencontre, j’ai convenu, avec l’accord de notre chef de service, de travailler en binôme. Ainsi, nous étudiâmes de concert les écrits de nos maîtres, et suivîmes les consultations des patients de cette digne institution.
Notre pratique nous conduisit à nous intéresser aux patients atteints de dysthymie, surtout aux niveaux les plus graves. En vue de trouver un traitement susceptible de soulager ces pathologies, il nous paru logique de rechercher, a contrario, un éventuel mécanisme réversible susceptible de causer momentanément ces symptômes à un individu parfaitement sain.
Nous avons pu découvrir parmi les patients que des mots et expressions semblaient induire une instabilité dans leur état ; cela nous convainquit qu’il pouvait exister une manière de combiner certains mots qui, lus ou prononcés, arriveraient à provoquer une dégradation sévère des synapses. En février dernier, nous devions discuter du dispositif expérimental qui nous permettrait d’étudier sans risque le phénomène attendu, mais en rentrant un lundi au petit matin d’un court séjour chez mes parents, je retrouvai mon pauvre Duhaumont dans notre turne, assis à la table de travail. La lampe était froide, à court de pétrole depuis longtemps, mais lui se tenait raide et immobile, les yeux ouverts dans le vague, une plume à la main posée sur une simple feuille.
Je vérifiai rapidement que mon ami était vivant, ses muscles encore toniques mais il était plongé dans un profond état de catatonie, dans lequel il se trouve encore à quelques pas d’ici, dans l’une des chambres de notre institution. Je suis persuadé que l’état persistant de mon ami constitue la preuve scientifique des résultats de nos études. »
Les professeurs dévisagèrent le thésard sans un mot, d’un air indécis ; pipes et cigares étaient maintenant éteints, mais l’atmosphère de la salle restait pesante.
« À dire vrai, reprit l’interne, il y aurait bien une autre preuve, car, voyez-vous, ce matin-là, avant d’appeler les secours, j’ai saisi la feuille de papier, illisible dans la pénombre, et l’ai pliée et cachetée dans l’enveloppe que voici ; je ne puis que vous dissuader de l’ouvrir afin de ne pas y lire la formule qu’y a inscrite mon imprudent ami ! »
Le président du jury prit l’enveloppe avec circonspection et la posa devant lui. Il hésita un instant. Il sortit le canif qu’il gardait dans sa poche de gousset ; il lui servait de coupe-cigares, et aurait facilement pu décacheter le pli pour en dévoiler l’incroyable contenu. Finalement, l’éminent aliéniste posa l’enveloppe dans le cendrier, frotta une allumette et, après un regard aux autres présents qui lui retournèrent des signes muets d’assentiment, l’approcha jusqu’à enflammer l’enveloppe en disant :
« Fourniel, nous vous félicitons pour votre travail ; si le contenu de cette enveloppe relève de l’affabulation, nul ne saura que nous avons été bernés, et si l’enveloppe contient réellement une si dangereuse formule, il n’appartient pas aux médecins que nous sommes de diffuser de nouveaux fléaux pour frapper l’Humanité… »