Retour de Paris.
J'aime cette ville. Elle est si belle. A vélo, je la redécouvre. Je l'ai trop longtemps parcouru dans ses voies souterraines. Je viens de quitter les militants de l'éducation populaire qui me payaient pour leur dire comment leur monde s'écroule, et pourquoi il faut qu'ils se réinventent. Pas facile, comme exercice.
Du coup, le temps est à moi, quelques heures.
De Parmentier, je trace sur le faubourg Saint Denis. J'ai envie de fruits exotiques. De litchis. J'avale deux minis pains fourrés indiens et un bol de soupe. Je fume une cigarette épicée face au passage Brady. Que ce quartier a changé depuis que je l'ai quitté. Changé, mais pas transformé. Il est plus propre, les bobos viennent y faire leur course, mais les ateliers sont toujours là, je suis prêt à le parier. Je remonte sur ce drôle d'engin, le vélib. J'attrape la voie cycliste le long du canal, direction le cadran de la gare de Lyon.
J'ai encore faim. Mon salon de thé préféré du 12° est fermé. Je me rabats sur le traiteur russe du boulevard Diderot. Dégustation de vodka. J'achète un bout d'esturgeon fumé, du pain noir, des ufs de sandre, et une mignonnette de vodka ukrainienne pur grain.
Dans le train, ça me fera un pique-nique des plus agréables.
Ma place est en face de celles occupées par deux étudiantes. 19-20 ans. Elles parlent de matières que j'ai enseignées longtemps. Elles n'ont pas l'air d'y comprendre grand chose. N'ont pas leur carte 12-25. Lorgnent la jeune contrôleuse avec morgue. Laquelle, du coup, ne leur fait pas de cadeau. Après tout, pour elle, les deux minettes qui crient au scandale pour dix euros ressemblent surtout à deux filles à papa qui rentrent d'avoir fait les courses à Paris, avec leurs sacs griffés étalés autour d'elles.
Ça leur apprendra.
L'esturgeon fumé fait plus que tenir ses promesses, c'est un délice. Et la vodka, même un peu chaude, est délectable.
Mais les merdeuses m'ennuient, à insulter la jeune contrôleuse, une fois qu'elle est partie. Je pars à la recherche d'un thé, que je parfumerais avec le fond de la vodka.
Le soleil se couche. Des traces lumineuses, à 270 km/h.
Qui est cette brune ? Ouf, j'ai cru qu'il s'agissait de cette cruche qui, un temps, squattait chez moi, quatrième convive, alibi d'une partie qui se jouait à trois, sans qu'elle ne le sache. Ce n'est pas elle, tant mieux. Aucune envie de voir ressurgir ce passé-là.
Il faut que j'écrive. Que je couche sur le papier ma discussion d'hier soir avec Pierre, ce drôle d'homme. Qui fuit les jeux d'appareils, alors qu'il faudrait que nous capitalisions cette victoire dans les idées. Etre arrivés à remettre au centre du projet de ce parti fatigué l'idée que le politique peut influer sur l'économie, ce n'était pas gagné au départ.
L'occasion est encore ratée de peser au long cours sur le sens des choses. Je ne lui en veut pas. Il nous faut creuser. Imprimer une marque, rendre visible ce drôle de
think tank militant, cet objet hybride que nous construisons avec lenteur et détermination. Avec abnégation, aussi. Et, parfois, avec un profond découragement. Condamnés à la cyclothymie militante. Dépression-enthousiasme. Marquer des points, pour garder un espoir, un sens. Et s'assurer que toute cette énergie n'est pas, tout le temps, dépensée en vain.
Six minutes d'arrêt à Valence. Le temps de griller une autre cigarette épicée. Dans cette drôle de gare à ciel ouvert. Histoire d'accélérer encore un peu le temps.