A
Anonyme
Invité
Note : Ce texte étant d'une longueur particulièrement inhabituelle, il est également possible de se le procurer au format PDF, en cliquant ici.
Jaime Paris au mois daoût. En dépit de lestime profonde que jai pour mes semblables, rien ne me les fait aimer tant que ces quatre semaines bénies de lété où tous senfuient loin de la capitale, pressés quils sont daller retrouver leurs collègues de bureau sur un coin de serviette ordinaire et sur des plages qui ne le sont pas moins. Ainsi, tandis que la France den bas cultive son cancer de la peau au soleil du midi, je monte une tendre garde sur le beau Paris dépeuplé, flânant le long des quais ou par de petites rues désertes, à peine importuné parfois par un touriste en mal de romantisme latin ou cherchant à connaître, dans un anglais aussi approximatif que mon sens de lorientation, le chemin le plus court pour se rendre à la tour Eiffel
Ce jour-là, malgré la chaleur étouffante, jétais donc sorti comme à lordinaire, ayant choisi de me rendre au bord du fleuve afin dy trouver du moins je lespérais un peu de fraîcheur. Javais passé laprès-midi à divaguer dune rue à lautre, guettant tous les coins dombre et les troquets ouverts, comme autant doasis merveilleuses disséminées sur mon parcours. Sous le pont Mirabeau, le temps sétait écoulé comme la Seine et nos amours, et voyant le soir tomber, javais décidé à contrecur de retourner chez moi. Jétais dautant moins pressé de rentrer quoutre la chaleur accablante de mon appartement, nous étions un mardi. Or, le mardi, chaleur ou pas, le club « Pyramide » du quartier sentasse chez Germaine et, en dépit des deux étages qui nous séparent, la nuit finit invariablement par semplir des gloussements de ses amies pré-grabataires, rendues hystériques à chaque brique sauvée et à chaque petit verre de porto descendu.
Jétais presque rendu quand, du bout de la rue, japerçus un camion de pompiers stationnant à la hauteur de mon immeuble. Le gyrophare orange me fit aussitôt appréhender quelque sinistre plus funeste que le lâcher de vieilles du mardi, et je me mis à courir, me souvenant soudain que javais laissé mon chat dans lappartement.
Quand jarrivais dans le hall, je croisais deux pompiers qui sortaient en portant une civière. Ils emmenaient Germaine, sous oxygène mais visiblement évanouie. Comme je minquiétais de son état et de savoir ce qui sétait passé, un de leurs collègues me répondit quà cause de son poids et de son âge, elle avait fait un malaise dû à la chaleur. Elle avait besoin dune perfusion. Ils la conduisaient donc à lhôpital où lon saurait soccuper delle, mais il ne fallait pas men faire : tout irait bien. « Au fait, cest vous le locataire du quatrième ? », demanda-t-il. « Oui. », répondis-je intrigué. « Je vous demande ça parce quelle nétait pas encore tombée dans les pommes quand on est arrivé, et quand on lui a demandé sil fallait prévenir quelquun, elle a donné votre nom. » Il ne remarqua pas ma surprise et poursuivit : « Jaurais besoin dune petite signature » Je signais machinalement le papier quil me tendit : tout cela me semblait irréel. Dans un incompréhensible élan de solidarité résidentielle, je lui demandais néanmoins : « Je dois vous accompagner ? » « Non, non, dit-il. Tâchez plutôt de rassembler quelques affaires à lui porter. Elle en aura besoin. » Puis il me fit un petit salut de la tête en tenant la visière de sa casquette et, comme dans un rêve, jentendis des portes claquer, une sirène et, bientôt, le crissement des pneus sur lasphalte chaud. Ce fut tout.
Je restais immobile sur le palier, transpirant à grosses gouttes, un double du formulaire quon mavait fait signer à la main. Les chats de Germaine se faufilaient entre mes jambes en poussant des miaulements plaintifs indiquant lheure du repas. Je narrêtais pas de me répéter : « Elle a donné mon nom. Cette grosse conne a donné mon nom » Quelques minutes passèrent ainsi avant que je recouvre mes esprits.
Un peu plus tard, jétais remonté dans mon appartement, ayant pris soin de bien fermer la porte de celui de Germaine dont on mavait si généreusement laissé les clefs. Je pestais sans arrêt contre le mauvais coup du sort qui avait mis mon nom dans sa bouche. Pourquoi moi ? Pourquoi pas une des ses bruyantes amies, ou Bougredane, ou même la veuve Picard ? Pourquoi avait-il fallu que ça marrive à moi ? Jen voulais aux Meursaud, les voisins du troisième, de leurs vacances en Italie (me félicitant néanmoins quils aient pris soin dembarquer leur encombrante progéniture). Jallais même jusquà lui en vouloir à elle, la vieille évanouie, de ne pas avoir sombré plus tôt dans son coma calorifique Bien sûr quelle avait tenu bon jusquà larrivée des pompiers, la vieille peau !
Je terminais mon repas sans appétit, lair maussade, résigné à passer ma soirée à farfouiller dans son appartement, perdu au milieu de culottes innommables et de dentelles défraîchies. Quand jeus fini, je descendis donc au premier où les chats, toujours miaulant, maccueillirent. Alors, dans un soupir dégoûté, je poussai sa porte et jentrai.
Il y eut une étincelle verte dans linterrupteur lorsque jallumai la lumière. Jétais dans un petit couloir aux murs lambrissés. À gauche en entrant se trouvait la chambre de Germaine, puis la cuisine. Les toilettes se trouvaient au fond, comme il se doit, juste à coté de la salle deau. À ce niveau, le couloir faisait un coude à droite et donnait dans une pièce plus grande, mais mal éclairée, qui faisait office de salon. Enfin, une autre pièce, en face de la cuisine, servait de buanderie et de débarras : à la manière de toiles daraignées géantes, de monstrueux soutiens-gorge suspendus me frôlèrent la joue quand je passai la porte.
La forte odeur dencaustique qui imprégnait chaque pièce mécura violemment. Sans plus attendre, je me dirigeai vers la chambre où jentrepris aussitôt linventaire des tiroirs dune commode. La pièce était assez petite et chichement meublée : un lit, une chaise, la commode et, dans un coin, un meuble dangle où se trouvaient un pichet deau et une cuvette émaillée. Au mur, au-dessus du chevet, un crucifix doré collé sur un support en bois surplombait un petit bénitier en forme de coquille où lon avait abandonné une paire de boucles doreilles. Fort heureusement, je trouvai assez vite ce que jétais venu chercher : un nécessaire de toilette, deux chemises de nuit, des sous-vêtements propres, une jupe, un chemisier, un gilet gris chiné et un large manteau rouge.
Je jetai un dernier coup dil pour massurer de tout laisser en ordre. Avant déteindre le salon, je restai en arrêt devant un mur presque entièrement couvert de cadres. Les photos étaient assez anciennes et remontaient pour la plupart à ce que je supposai être les années 50. On y voyait une Germaine, jeune, svelte et souriante. Javoue que jeus tout dabord du mal à la reconnaître, mais il y a des traits qui ne mentent pas. Des photos de famille sans doute, témoignages fanés dun bonheur ancien. Rien dextraordinaire. Jéteignis tout et je sortis.
Le lendemain matin, je me rendis à lhôpital où Germaine, le visage marqué par la fatigue, faisait lobjet de soins attentionnés. Je notai que ses grosses joues, dordinaire si roses, semblaient bien pâles à la lueur du néon, mais il ne semblait pas y avoir de sujet dinquiétude quant à son état. Dune voix faible, elle me remercia de ma visite et de lui avoir apporté ses affaires. Elle était inquiète pour ses chats et, devant son insistance, je dus me résoudre à promettre de moccuper deux jusquà son retour. Puis, une infirmière entra pour la toilette du matin et je profitai de cette heureuse diversion pour prendre un congé précipité.
En début daprès-midi, je redescendis donc dans lappartement du premier. Les chats, que javais négligé la veille, montraient à présent de réels signes dimpatience. Fouillant en hâte la cuisine, je finis par trouver un paquet de croquettes et un litre de lait. Puis, cédant à une curiosité nouvelle, je retournai au salon où se trouvaient les photographies entraperçues dans la pénombre du soir précédent. Par les stores baissés, des traits de lumière étiraient leurs rayons. Je remarquai alors lagencement de cette pièce auquel javais dabord prêté si peu dattention. Au coin du mur aux cadres, un meuble bas enfermait un téléviseur resté en position de veille. Un énorme fauteuil dont le dossier était recouvert dun châle en laine lui faisait face. À côté du fauteuil, au pied duquel sentassait toute une collection de romans à leau de rose, une table ronde retint mon attention. Il sy trouvait un cadre, bien plus grand que ceux qui étaient accrochés au mur, et une boîte entrouverte débordant de lettres au papier jauni. Dans le cadre, la photo dun homme à lair farouche, moustache pommadée et cheveux gominés plaqués en arrière. Un bel homme, à coup sûr, même si le cliché ne datait pas dhier. On devinait dans son regard un caractère passionné et téméraire. Ayant appris de source sûre cest-à-dire par lintermédiaire dune de ces impénitentes potinières de quartier que Germaine était veuve depuis de nombreuses années, je pensai tout dabord quil devait sagir dun portrait du défunt. Mais un coup dil aux cadres sur le mur me plongea dans la perplexité : le bel homme de la table ronde napparaissait sur aucune autre photo. Sur de nombreux clichés, on voyait bien Germaine avec un petit homme chauve pendu à ses basques, mais nulle trace du gominé du guéridon Cette absence remarquable piqua ma curiosité. Dun geste qui se voulait détaché, je poussai du doigt le couvercle de la petite boîte qui se trouvait sous le cadre. Je découvris une pile de lettres, dont certaines étaient entourées dun ruban. Sur lune delles, je lus ladresse suivante : Monsieur Robert Gardès, 13, rue des Berges, Pantin. Je maperçus assez vite quelles étaient toutes adressées à la même personne. Le cachet de la poste indiquait 1954. Deux ou trois seulement étaient plus tardives. Je nhésitai pas davantage : je minstallai dans le fauteuil énorme et, la boîte sur les genoux, je commençai avec fièvre un inventaire scrupuleux.
La première lettre était adressée à Germaine. Cétait, au demeurant, la seule qui lui soit adressée. Je jugeai à létat du papier quelle avait dû être lue à maintes reprises et cest avec précaution que je la dépliai à mon tour.
« Mon amour,
Combien sont longues les journées passées loin de toi ! Il ny a que trois jours que je suis à Bordeaux, et pourtant jai déjà limpression dy être depuis plusieurs semaines. Tu sais comme jappréhendais ce voyage sans toi. Est-il possible daimer davantage que je taime ? Les heures où tu nes pas là passent comme des jours, et les nuits Oh les nuits ! Est-il possible dêtre aussi seul ? Il ny pourtant pas une de ces heures où tu ne sois dans mon cur et dans mes pensées, pas un instant où mes mains inquiètes ne cherchent à caresser ta peau à travers lair qui nous sépare, pas une nuit où ton corps ne mapparaisse dans la pénombre et dans les plis secrets de mes draps dinsomnie. Jai tellement hâte den finir ici et de te rejoindre. Je me manque à moi-même quand tu nes pas là. »
Javais du mal à croire que Germaine, la Germaine que je connaissais, celle qui passait sa vie dans lescalier à se nourrir de la vie des autres, soit la femme à qui lon avait écrit ces mots. Je navais jamais imaginé quil avait pu y avoir un moment de sa vie où elle ait pu ainsi inspirer le désir et lamour. Cette découverte me plongea dans un abîme de perplexité, et je restai plusieurs minutes avant de poursuivre ma lecture. Je pensais à cet homme auquel jassociais le visage un peu sévère du grand cadre. Je scrutais dans ses yeux la passion qui avait pu dicter pareille lettre, un peu jaloux sans doute de son amour et de ses mots.
Jappris à le connaître davantage dans les lettres qui suivirent. Elles avaient été écrites par Germaine et, pris par leur lecture, je ne me posai guère la question de savoir comment elles les avaient récupérées.
Elle lappelait Roberto. Bien quil soit natif de Pantin, elle lui trouvait un air charmant et exotique. Dans plusieurs de ses lettres, elle le surnommait « mon bel Argentin », ce qui me parut une preuve suffisante pour établir quil sagissait bien du pommadé à lil farouche qui mobservait lourdement du fond de son cadre. Elle lavait rencontré par hasard, dans un dancing où elle et son mari étaient allés passer la soirée. On jouait un tango, il la prit dans ses bras, sans doute sous lil humide et un peu triste du petit chauve, et ils saimèrent. Leur liaison dura presque une année, jusquau jour où ils furent malgré eux rattrapés par lhistoire : cétait la guerre en Algérie, il dut partir et nen revint jamais. Les deux dernières lettres, datées de 1955, restèrent sans réponse. Seul un billet sur lequel on avait pleuré, sans doute rédigé à la va-vite par un camarade de régiment, confirmait une issue fatale.
Ainsi donc, il y avait eu dans la vie de Germaine une passion véritable, un grand amour et une grande douleur. Je relus la lettre de Roberto. Jenviais chacun de ces mots quil avait su lui dire, je jalousais, entre les phrases, la beauté pure de son abandon. Je repensais à Hélène, et comme je métais senti trahi par son désamour. Je men voulais de ne pas avoir su, moi aussi, trouver les mots qui auraient pu la retenir, les mots simples et purs qui me lauraient gardée.
Jen étais à ce stade de mes réflexions lorsquon sonna à la porte. Je remis précipitamment les lettres dans la boîte et, métant assuré dun rapide coup dil que tout semblait en ordre, jallai ouvrir. Cétait Bougredane. Visiblement surpris de me trouver là, il bafouilla une phrase incompréhensible. « Vous vouliez voir madame Duprat ? », demandai-je. Il fit oui de la tête, se contentant de chiffonner nerveusement sa casquette. Je lui racontai la soirée de la veille, le malaise de Germaine et lintervention des pompiers. Comme il devenait de plus en plus pâle tandis que je parlais, jentrepris de le rassurer et je lui indiquai lhôpital où elle avait été transportée. Dans un mouvement qui métonna de sa part, il me prit vivement les mains et les secoua en me remerciant de mes bontés. Puis, il sen fut tout aussi rapidement.
Quand je remontai chez moi ce soir-là, je ne pus mempêcher de repenser au visage bouleversé de ce petit homme sur le palier. Je me dis que Germaine, au fond, avait bien de la chance dêtre aimé ainsi, elle qui entretenait si pieusement et depuis si longtemps le souvenir dun jeune homme mort qui lavait adoré. Je me demandai si nos souvenirs ne nous empêchent pas parfois de voir notre bonheur présent.
En entrant dans mon appartement, je jetai les clefs sur la petite table et japerçus la lumière du répondeur qui clignotait. Cétait un message dHélène. Elle voulait me revoir très vite et parlait dune folie. Elle me sembla au bord des larmes et mon cur se mit à battre fort et vite. Je restai un moment dans la pénombre, assis dans mon fauteuil, un verre de whisky à la main. Je ne me posai pas la question de savoir si jallais lui répondre. Je me demandai seulement si, quand jaurais fini de composer le numéro sur le cadran, je saurais quoi lui dire. Parfois les mots nous manquent, allez savoir pourquoi. Je repensais au bel Argentin de Pantin dans son cadre doré, à sa lettre tant lue, aux amours mortes sous le soleil dAlger et partout ailleurs où lon aime. Je me disais que javais, moi aussi, avant dêtre si bête, un amour dessiné dans les draps de mon lit.
Je pris le téléphone dans ma main.
Jaime Paris au mois daoût. En dépit de lestime profonde que jai pour mes semblables, rien ne me les fait aimer tant que ces quatre semaines bénies de lété où tous senfuient loin de la capitale, pressés quils sont daller retrouver leurs collègues de bureau sur un coin de serviette ordinaire et sur des plages qui ne le sont pas moins. Ainsi, tandis que la France den bas cultive son cancer de la peau au soleil du midi, je monte une tendre garde sur le beau Paris dépeuplé, flânant le long des quais ou par de petites rues désertes, à peine importuné parfois par un touriste en mal de romantisme latin ou cherchant à connaître, dans un anglais aussi approximatif que mon sens de lorientation, le chemin le plus court pour se rendre à la tour Eiffel
Ce jour-là, malgré la chaleur étouffante, jétais donc sorti comme à lordinaire, ayant choisi de me rendre au bord du fleuve afin dy trouver du moins je lespérais un peu de fraîcheur. Javais passé laprès-midi à divaguer dune rue à lautre, guettant tous les coins dombre et les troquets ouverts, comme autant doasis merveilleuses disséminées sur mon parcours. Sous le pont Mirabeau, le temps sétait écoulé comme la Seine et nos amours, et voyant le soir tomber, javais décidé à contrecur de retourner chez moi. Jétais dautant moins pressé de rentrer quoutre la chaleur accablante de mon appartement, nous étions un mardi. Or, le mardi, chaleur ou pas, le club « Pyramide » du quartier sentasse chez Germaine et, en dépit des deux étages qui nous séparent, la nuit finit invariablement par semplir des gloussements de ses amies pré-grabataires, rendues hystériques à chaque brique sauvée et à chaque petit verre de porto descendu.
Jétais presque rendu quand, du bout de la rue, japerçus un camion de pompiers stationnant à la hauteur de mon immeuble. Le gyrophare orange me fit aussitôt appréhender quelque sinistre plus funeste que le lâcher de vieilles du mardi, et je me mis à courir, me souvenant soudain que javais laissé mon chat dans lappartement.
Quand jarrivais dans le hall, je croisais deux pompiers qui sortaient en portant une civière. Ils emmenaient Germaine, sous oxygène mais visiblement évanouie. Comme je minquiétais de son état et de savoir ce qui sétait passé, un de leurs collègues me répondit quà cause de son poids et de son âge, elle avait fait un malaise dû à la chaleur. Elle avait besoin dune perfusion. Ils la conduisaient donc à lhôpital où lon saurait soccuper delle, mais il ne fallait pas men faire : tout irait bien. « Au fait, cest vous le locataire du quatrième ? », demanda-t-il. « Oui. », répondis-je intrigué. « Je vous demande ça parce quelle nétait pas encore tombée dans les pommes quand on est arrivé, et quand on lui a demandé sil fallait prévenir quelquun, elle a donné votre nom. » Il ne remarqua pas ma surprise et poursuivit : « Jaurais besoin dune petite signature » Je signais machinalement le papier quil me tendit : tout cela me semblait irréel. Dans un incompréhensible élan de solidarité résidentielle, je lui demandais néanmoins : « Je dois vous accompagner ? » « Non, non, dit-il. Tâchez plutôt de rassembler quelques affaires à lui porter. Elle en aura besoin. » Puis il me fit un petit salut de la tête en tenant la visière de sa casquette et, comme dans un rêve, jentendis des portes claquer, une sirène et, bientôt, le crissement des pneus sur lasphalte chaud. Ce fut tout.
Je restais immobile sur le palier, transpirant à grosses gouttes, un double du formulaire quon mavait fait signer à la main. Les chats de Germaine se faufilaient entre mes jambes en poussant des miaulements plaintifs indiquant lheure du repas. Je narrêtais pas de me répéter : « Elle a donné mon nom. Cette grosse conne a donné mon nom » Quelques minutes passèrent ainsi avant que je recouvre mes esprits.
Un peu plus tard, jétais remonté dans mon appartement, ayant pris soin de bien fermer la porte de celui de Germaine dont on mavait si généreusement laissé les clefs. Je pestais sans arrêt contre le mauvais coup du sort qui avait mis mon nom dans sa bouche. Pourquoi moi ? Pourquoi pas une des ses bruyantes amies, ou Bougredane, ou même la veuve Picard ? Pourquoi avait-il fallu que ça marrive à moi ? Jen voulais aux Meursaud, les voisins du troisième, de leurs vacances en Italie (me félicitant néanmoins quils aient pris soin dembarquer leur encombrante progéniture). Jallais même jusquà lui en vouloir à elle, la vieille évanouie, de ne pas avoir sombré plus tôt dans son coma calorifique Bien sûr quelle avait tenu bon jusquà larrivée des pompiers, la vieille peau !
Je terminais mon repas sans appétit, lair maussade, résigné à passer ma soirée à farfouiller dans son appartement, perdu au milieu de culottes innommables et de dentelles défraîchies. Quand jeus fini, je descendis donc au premier où les chats, toujours miaulant, maccueillirent. Alors, dans un soupir dégoûté, je poussai sa porte et jentrai.
Il y eut une étincelle verte dans linterrupteur lorsque jallumai la lumière. Jétais dans un petit couloir aux murs lambrissés. À gauche en entrant se trouvait la chambre de Germaine, puis la cuisine. Les toilettes se trouvaient au fond, comme il se doit, juste à coté de la salle deau. À ce niveau, le couloir faisait un coude à droite et donnait dans une pièce plus grande, mais mal éclairée, qui faisait office de salon. Enfin, une autre pièce, en face de la cuisine, servait de buanderie et de débarras : à la manière de toiles daraignées géantes, de monstrueux soutiens-gorge suspendus me frôlèrent la joue quand je passai la porte.
La forte odeur dencaustique qui imprégnait chaque pièce mécura violemment. Sans plus attendre, je me dirigeai vers la chambre où jentrepris aussitôt linventaire des tiroirs dune commode. La pièce était assez petite et chichement meublée : un lit, une chaise, la commode et, dans un coin, un meuble dangle où se trouvaient un pichet deau et une cuvette émaillée. Au mur, au-dessus du chevet, un crucifix doré collé sur un support en bois surplombait un petit bénitier en forme de coquille où lon avait abandonné une paire de boucles doreilles. Fort heureusement, je trouvai assez vite ce que jétais venu chercher : un nécessaire de toilette, deux chemises de nuit, des sous-vêtements propres, une jupe, un chemisier, un gilet gris chiné et un large manteau rouge.
Je jetai un dernier coup dil pour massurer de tout laisser en ordre. Avant déteindre le salon, je restai en arrêt devant un mur presque entièrement couvert de cadres. Les photos étaient assez anciennes et remontaient pour la plupart à ce que je supposai être les années 50. On y voyait une Germaine, jeune, svelte et souriante. Javoue que jeus tout dabord du mal à la reconnaître, mais il y a des traits qui ne mentent pas. Des photos de famille sans doute, témoignages fanés dun bonheur ancien. Rien dextraordinaire. Jéteignis tout et je sortis.
Le lendemain matin, je me rendis à lhôpital où Germaine, le visage marqué par la fatigue, faisait lobjet de soins attentionnés. Je notai que ses grosses joues, dordinaire si roses, semblaient bien pâles à la lueur du néon, mais il ne semblait pas y avoir de sujet dinquiétude quant à son état. Dune voix faible, elle me remercia de ma visite et de lui avoir apporté ses affaires. Elle était inquiète pour ses chats et, devant son insistance, je dus me résoudre à promettre de moccuper deux jusquà son retour. Puis, une infirmière entra pour la toilette du matin et je profitai de cette heureuse diversion pour prendre un congé précipité.
En début daprès-midi, je redescendis donc dans lappartement du premier. Les chats, que javais négligé la veille, montraient à présent de réels signes dimpatience. Fouillant en hâte la cuisine, je finis par trouver un paquet de croquettes et un litre de lait. Puis, cédant à une curiosité nouvelle, je retournai au salon où se trouvaient les photographies entraperçues dans la pénombre du soir précédent. Par les stores baissés, des traits de lumière étiraient leurs rayons. Je remarquai alors lagencement de cette pièce auquel javais dabord prêté si peu dattention. Au coin du mur aux cadres, un meuble bas enfermait un téléviseur resté en position de veille. Un énorme fauteuil dont le dossier était recouvert dun châle en laine lui faisait face. À côté du fauteuil, au pied duquel sentassait toute une collection de romans à leau de rose, une table ronde retint mon attention. Il sy trouvait un cadre, bien plus grand que ceux qui étaient accrochés au mur, et une boîte entrouverte débordant de lettres au papier jauni. Dans le cadre, la photo dun homme à lair farouche, moustache pommadée et cheveux gominés plaqués en arrière. Un bel homme, à coup sûr, même si le cliché ne datait pas dhier. On devinait dans son regard un caractère passionné et téméraire. Ayant appris de source sûre cest-à-dire par lintermédiaire dune de ces impénitentes potinières de quartier que Germaine était veuve depuis de nombreuses années, je pensai tout dabord quil devait sagir dun portrait du défunt. Mais un coup dil aux cadres sur le mur me plongea dans la perplexité : le bel homme de la table ronde napparaissait sur aucune autre photo. Sur de nombreux clichés, on voyait bien Germaine avec un petit homme chauve pendu à ses basques, mais nulle trace du gominé du guéridon Cette absence remarquable piqua ma curiosité. Dun geste qui se voulait détaché, je poussai du doigt le couvercle de la petite boîte qui se trouvait sous le cadre. Je découvris une pile de lettres, dont certaines étaient entourées dun ruban. Sur lune delles, je lus ladresse suivante : Monsieur Robert Gardès, 13, rue des Berges, Pantin. Je maperçus assez vite quelles étaient toutes adressées à la même personne. Le cachet de la poste indiquait 1954. Deux ou trois seulement étaient plus tardives. Je nhésitai pas davantage : je minstallai dans le fauteuil énorme et, la boîte sur les genoux, je commençai avec fièvre un inventaire scrupuleux.
La première lettre était adressée à Germaine. Cétait, au demeurant, la seule qui lui soit adressée. Je jugeai à létat du papier quelle avait dû être lue à maintes reprises et cest avec précaution que je la dépliai à mon tour.
« Mon amour,
Combien sont longues les journées passées loin de toi ! Il ny a que trois jours que je suis à Bordeaux, et pourtant jai déjà limpression dy être depuis plusieurs semaines. Tu sais comme jappréhendais ce voyage sans toi. Est-il possible daimer davantage que je taime ? Les heures où tu nes pas là passent comme des jours, et les nuits Oh les nuits ! Est-il possible dêtre aussi seul ? Il ny pourtant pas une de ces heures où tu ne sois dans mon cur et dans mes pensées, pas un instant où mes mains inquiètes ne cherchent à caresser ta peau à travers lair qui nous sépare, pas une nuit où ton corps ne mapparaisse dans la pénombre et dans les plis secrets de mes draps dinsomnie. Jai tellement hâte den finir ici et de te rejoindre. Je me manque à moi-même quand tu nes pas là. »
Javais du mal à croire que Germaine, la Germaine que je connaissais, celle qui passait sa vie dans lescalier à se nourrir de la vie des autres, soit la femme à qui lon avait écrit ces mots. Je navais jamais imaginé quil avait pu y avoir un moment de sa vie où elle ait pu ainsi inspirer le désir et lamour. Cette découverte me plongea dans un abîme de perplexité, et je restai plusieurs minutes avant de poursuivre ma lecture. Je pensais à cet homme auquel jassociais le visage un peu sévère du grand cadre. Je scrutais dans ses yeux la passion qui avait pu dicter pareille lettre, un peu jaloux sans doute de son amour et de ses mots.
Jappris à le connaître davantage dans les lettres qui suivirent. Elles avaient été écrites par Germaine et, pris par leur lecture, je ne me posai guère la question de savoir comment elles les avaient récupérées.
Elle lappelait Roberto. Bien quil soit natif de Pantin, elle lui trouvait un air charmant et exotique. Dans plusieurs de ses lettres, elle le surnommait « mon bel Argentin », ce qui me parut une preuve suffisante pour établir quil sagissait bien du pommadé à lil farouche qui mobservait lourdement du fond de son cadre. Elle lavait rencontré par hasard, dans un dancing où elle et son mari étaient allés passer la soirée. On jouait un tango, il la prit dans ses bras, sans doute sous lil humide et un peu triste du petit chauve, et ils saimèrent. Leur liaison dura presque une année, jusquau jour où ils furent malgré eux rattrapés par lhistoire : cétait la guerre en Algérie, il dut partir et nen revint jamais. Les deux dernières lettres, datées de 1955, restèrent sans réponse. Seul un billet sur lequel on avait pleuré, sans doute rédigé à la va-vite par un camarade de régiment, confirmait une issue fatale.
Ainsi donc, il y avait eu dans la vie de Germaine une passion véritable, un grand amour et une grande douleur. Je relus la lettre de Roberto. Jenviais chacun de ces mots quil avait su lui dire, je jalousais, entre les phrases, la beauté pure de son abandon. Je repensais à Hélène, et comme je métais senti trahi par son désamour. Je men voulais de ne pas avoir su, moi aussi, trouver les mots qui auraient pu la retenir, les mots simples et purs qui me lauraient gardée.
Jen étais à ce stade de mes réflexions lorsquon sonna à la porte. Je remis précipitamment les lettres dans la boîte et, métant assuré dun rapide coup dil que tout semblait en ordre, jallai ouvrir. Cétait Bougredane. Visiblement surpris de me trouver là, il bafouilla une phrase incompréhensible. « Vous vouliez voir madame Duprat ? », demandai-je. Il fit oui de la tête, se contentant de chiffonner nerveusement sa casquette. Je lui racontai la soirée de la veille, le malaise de Germaine et lintervention des pompiers. Comme il devenait de plus en plus pâle tandis que je parlais, jentrepris de le rassurer et je lui indiquai lhôpital où elle avait été transportée. Dans un mouvement qui métonna de sa part, il me prit vivement les mains et les secoua en me remerciant de mes bontés. Puis, il sen fut tout aussi rapidement.
Quand je remontai chez moi ce soir-là, je ne pus mempêcher de repenser au visage bouleversé de ce petit homme sur le palier. Je me dis que Germaine, au fond, avait bien de la chance dêtre aimé ainsi, elle qui entretenait si pieusement et depuis si longtemps le souvenir dun jeune homme mort qui lavait adoré. Je me demandai si nos souvenirs ne nous empêchent pas parfois de voir notre bonheur présent.
En entrant dans mon appartement, je jetai les clefs sur la petite table et japerçus la lumière du répondeur qui clignotait. Cétait un message dHélène. Elle voulait me revoir très vite et parlait dune folie. Elle me sembla au bord des larmes et mon cur se mit à battre fort et vite. Je restai un moment dans la pénombre, assis dans mon fauteuil, un verre de whisky à la main. Je ne me posai pas la question de savoir si jallais lui répondre. Je me demandai seulement si, quand jaurais fini de composer le numéro sur le cadran, je saurais quoi lui dire. Parfois les mots nous manquent, allez savoir pourquoi. Je repensais au bel Argentin de Pantin dans son cadre doré, à sa lettre tant lue, aux amours mortes sous le soleil dAlger et partout ailleurs où lon aime. Je me disais que javais, moi aussi, avant dêtre si bête, un amour dessiné dans les draps de mon lit.
Je pris le téléphone dans ma main.