Cette photo de
SirDeck
postée le 20 Janvier dans le fil des « Plus beaux instants » :
me frappe par sa puissance d'abstraction.
Oui, mais : qu'est-ce que l'abstraction en photographie ?
De nombreuses photographies cherchent à donner une impression de "déjà-vu" dans l'image : le "déjà-vu" de l'impression de réalité. En jouant sur le relief d'objets figurés en avant-plan par rapport à l'estompé de l'arrière-plan. Ce qui crée une illusion de perspective spatiale : celle de la profondeur de l'espace du paysage. Et par là-même une illusion de temps : le temps créé par la possibilité de s'avancer en imagination dans cette profondeur d'espace figuré - exactement comme devant un paysage réel qui ouvre une profondeur d'espace, l'esquisse d'un mouvement de déplacement en direction de l'horizon lointain qui fait surgir le temps de l'aventure possible pour le voyageur en imagination.
L'abstraction en photographie - du moins l'abstraction dans cette photographie de
SirDeck - consiste à soustraire l'illusion de la perspective et par là-même l'illusion du temps dans l'image. À supprimer la profondeur du paysage et de ce fait la possibilité imaginaire de se représenter en train de voyager en direction d'un horizon lointain pendant le temps d'une aventure - c'est-à-dire de se figurer une histoire personnelle dans la dimension de l'image.
La puissance de l'abstraction de la photographie de
SirDeck vient de ce que la soustraction de la profondeur et du temps de s'aventurer dans la profondeur est figurée comme l'effet même de ce qui est donné à voir. Non pas comme un procédé artificiel du photographe, mais comme le simple enregistrement par le photographe d'un effet qui s'est opéré sans lui. Une abstraction de l'histoire, en tant qu'effet produit par ce qui se donne à voir - le photographe se bornant à montrer en image une soustraction d'horizon et une soustraction d'histoire à l'œuvre dans l'actualité du paysage.
L'aimable lecteur de cette prose dominicale risque de trouver que, moi-même, j'emploie un langage bien abstrait pour parler d'une photographie. Quand même ! "il" pourrait suggérer les "oh !" et les "ah !" par lequels, touchés par l'effet de réalité d'une image, nous "ressentons" des émotions comme le plaisir de nous imaginer nous ébattre dans la verte profondeur d'une perspective estivale.
Eh bien ! nous dirons que l'abstraction de ma prose ici ne fait que prolonger verbalement l'effet d'abstraction de la photographie, laquelle s'offre à nous comme le simple enregistrement d'un événement dramatique : la disparition de l'histoire avec la disparition de la profondeur de l'expérience.
Car le temps s'est enfui : voilà ce que montre l'image. Le temps s'est enfui "en-arrière" de l'image, avec le retirement de la mer dont les flots portaient la possibilité de s'avancer dans une profondeur de l'aventure. La mer s'est écoulée, comme l'eau par la bonde d'une baignoire. Elle a disparu "en-arrière" : en-arrière de celui qui regarde, abolie dans le deuil de la mémoire. Un avant de barque reste échoué, à l'ancre, dans un plan de vase. Un plan de vase qui remonte, sans profondeur, vers le haut de l'image, coiffé par un pan de ciel d'un blanc opaque comme un rideau de brouillard sans visibilité.
Le temps s'est enfui en-arrière, et avec cette abstraction du temps qui s'est enfui, la profondeur a déserté le paysage qui se relève à la verticale tel un plan stérile à la possibilité d'avancer. Le temps où il était possible de changer les choses, le temps de l'action camarade, s'est enfui en-arrière, laissant par-devant la réduction du paysage à un simple plan esthétique : l'esthétique de la colorisation.
L'abstraction de ma prose au sujet de cette photographie est ma façon personnelle d'exprimer combien elle me touche, précisément, en imageant la disparition de l'histoire.
Jouet de cet œil d'eau morne, je n'y puis prendre,
oh canot immobile ! oh ! bras trop courts ! ni l'une
ni l'autre fleur : ni la jaune qui m'importune,
là ; ni la bleue, amie à l'eau couleur de cendre.
Ah ! la poudre des saules qu'une aile secoue !
Les roses des roseaux dès longtemps dévorées !
Mon canot, toujours fixe ; et sa chaîne tirée
au fond de cet œil d'eau sans bords, — à quelle boue ?
Rimbaud - Mémoire