L'espace du Labo a vu la poussière de ses paillasses secouée par un afflux récent de laborantins. J'y retourne pour remuer de l'air avec une petite prose de fin de semaine.
Je suis revenu largement en arrière dans le fil : « Postez vos plus beaux instants » pour retrouver une photo postée par SirDeck le 4 Août 2017 (page 23, message #442).
Cette photo m'avait accroché alors sans que les mots me viennent pour en dire quelque chose. Elle m'accroche toujours et curieusement les mots continuent de ne pas me venir spontanément pour la commenter. Parce que, si je suis intrigué, je ne sais toujours pas exprimer une interprétation de l'image. Peut-être parce qu'interpréter, c'est emballer dans une signification arrêtée et qu'ici, je ne parviens pas à un sens "à l'arrêt" ? - je choisis alors de narrer des associations d'idées ouvertes suscitées la photo.
Un grand classique de la vie de couple en milieu urbain : homme attend que la femme ait effectué une démarche. Homme prostré sur le guidon d'un caddie de super-marché attendant que sa femme ait choisi des produits. Homme désœuvré planté devant la vitrine d'une boutique attendant que sa femme ressorte après avoir accompli quelque tractation qui élude sa compréhension. On est dans ce second cas : notre ami SirDeck attend, planté devant la vitrine d'un office inqualifiable, que sa femme ressorte des lieux.
Comme rien n'est plus ennuyeux que ce genre d'attente où l'on est confronté à une suspension de l'action, on cherche à tuer le temps comme on peut. Par exemple, en allumant une cigarette. Mais avec SirDeck, tout moment de suspension de l'action marque le commencement de la contemplation photographique. Il doit toujours avoir appareil en poche pour capturer comment les choses se montrent lorsqu'on est soi-même inoccupé. Et c'est le cas ici : il photographie la vitrine de son attente. Autant dire qu'il photographie une suspension du temps.
Mais elle est bien curieuse cette vitrine ! Elle reflète en partie les hautes façades de l'autre côté de la rue, en partie l'intérieur de l'office où est entrée sa femme. Ce qui montre qu'une vitre a toujours deux faces : la transparence et la réflexion. Ici la transparence est suscitée par un éclairage (dans la partie droite) en provenance de l'autre côté de la vitre (l'intérieur) ; la réflexion, par une dominance de l'obscurité régnant à l'extérieur de la vitre.
Curieux renversement : obscurité extérieure et lumière intérieure. Comme SirDeck se tient dans cet extérieur obscur, en photographiant la vitrine il photographie donc sa propre réflexion sous forme d'ombre au centre de l'image. Et c'est là qu'intervient un effet de sur-réalité : un pilier recouvert d'un miroir se trouve juste à l'intérieur du lieu, de l'autre côté de la vitrine, miroir qui bénéfie d'un éclairage latéral. Dans ce miroir vertical, se montre l'image de celui qui est en train de photographier. Elle s'y montre, parce que la réflexion lumineuse dans le miroir force la transparence de la vitrine.
Cette petite image de SirDeck reflétée de face dans un miroir montré en transparence par la vitrine, elle s'inscruste juste au milieu de l'ombre du même SirDeck réfléchie par la vitrine. En produisant des effets extraordinaires : comme j'aperçois dans le pilier-miroir une réplique de SirDeck de face, je me sens contraint perceptivement à interpréter l'ombre réfléchie dans la vitrine au centre de laquelle est incrustée cette image frontale comme s'il s'agissait d'une vue de dos du photographe. Comme si le photographe s'était à la fois photographié de face et de dos, ainsi que le figuraient les peintures cubistes.
Combien curieuse cette image frontale miniature de SirDeck : une jambe de pantalon à moitié relevée en pantalon de golf comme pour faire du vélo, un col de fourrure à moité hérissée, un objet tenu dans les deux mains réunies en coupe qui évoque aussi bien la flûte andine qu'un monstrueux pétard, et qui n'est bien sûr que l'appareil photo qui capture la scène. SirDeck a réussi à réaliser un auto-portrait triomphant du temps : l'éternel baba-cool qui est en somme son essence miniature.
Et voici que dans la transparence de la vitrine, sur la gauche, se montre sa femme en train de descendre un escalier en avançant vers le photographe. Elle avance certes, mais ce n'est pas pour autant qu'on l'avise de face, car un jeu de réflexions lui vole le visage et la réduit elle-même à une ombre : elle avance donc à reculons.
Des hampes de végétation se montrent dans cette vitrine "totale", sans que je puisse décider s'il s'agit de plantes intérieures vues en transparence ou de plantes extérieures vues en réflexion.
J'ai évoqué les peintures cubistes. Eh bien ! en voilà une en photographie. Avec toutes les surimpositions de plans auxquelles se plaisaient les peintres de ce courant. Il règne dans cette image une grande sobriété du nombre de couleurs qui se composent dans un ensemble trés agréable à l'œil, ce qui renforce l'impression de peinture.
Et toujours mon regard voyageur de l'image se trouvant ramené à ce quasi "trou de serrure" médian : cette image miniature de l'auteur dans son rectangle de miroir vertical , incrustée dans la forme opaque de son ombre reflétée - oui, comme une esse rectangulaire an centre de ce qui prend le contour d'un instrument à cordes ancien.
Il doit y avoir une clé ici. Mais je n'ai pas la clé de cette serrure. Ce que j'aurais voulu dire - je le comprends à présent : j'ai échoué à le dire. Je n'ai pas réussi à dire ce que je sentais le besoin de dire. Je viens donc de faire le récit d'un échec.