Pour que je fasse toute une histoire d'une photo, il faut que la photo commence par me la raconter, cette histoire (comme disait Doisneau). Alors, j'ai l'impression que mes yeux ont des oreilles, qu'ils écoutent en voyant l'histoire racontée, ou si vous préférez : j'entends des mots en regardant.
Cette photo récente de
SirDeck à PVPBP :
il me suffit de la regarder pour entendre une histoire.
Une métaphore, est une image qui vous transporte en profondeur. Qui vous fait dépasser l'apparence, pour vous enfoncer en imagination dans un en-deçà de l'apparence. De ce point de vue, y a-t-il rien de plus métaphorique qu'une femme ? Car une femme, c'est une image, dont le charme opère en suscitant un transport métaphorique de l'imagination vers quelque outrepassement rêvé de l'apparence. La métaphore-femme incite à approfondir le sujet.
Charles Jourdan est une marque de chaussures à talons aiguilles pour dames, qui s'est fait connaître par des campagnes de photographies publicitaires d'un érotisme chic. Où des modèles suggestivement dénudés excitent un transport de l'imagination du voyeur vers quelque arrière-scène du désir. Modèles qu'une paire d'escarpins rouges habillent comme un gant du chausse-pied de la métonymie.
La métonymie étant le détail d'une image qui vous incite à envisager l'ensemble, par un déplacement latéral d'attention, même si l'ensemble fait défaut. Comme les lorgnons brisés par une chute évoquent le corps de leur propriétaire : le médecin véreux jeté par-dessus bord par les marins du Cuirassé Potemkine. La marque Charles Jourdan, dirons-nous, chausse d'une métonymie la métaphore-femme : en faisant glisser érotiquement notre imagination des talons aiguilles rouges à l'image dénudée, et de l'image-dénudée à l'obscure profondeur du désir.
SirDeck photographie frontalement une de ces images publicitaires Charles Jourdan : il s'agit d'une affiche qui couvre entièrement la porte en verre d'un magasin de cette marque. Une dame accroupie sur ses talons s'affiche latéralement tout en vous regardant dans les yeux avec un air de sainte nitouche blonde bon chic bon genre. Elle est nue, mais un rien l'habille : le détail des escarpins rouges, invite métonymiquement à balayer du regard la nudité de leur propriétaire comme un dénudement vestimentaire. Oui : cette femme aux escarpins rouges est habillée de chic de sa nudité, et c'est cette apparence habillée qui va inciter métaphoriquement votre imagination de voyeur à un transport en profondeur équivalant à un déshabillage de l'image.
Je n'exagère en rien : l'affiche a pris des plis, qui font comme des plissements d'habillement collant d'une blancheur de chair, si bien que la femme de l'image se présente bien comme habillée de sa nudité.
Provocant affichage, qui a capté l'œil hyper-perceptif de SirDeck. Car affichage d'une image-femme sur le panneau de verre d'une porte de boutique. Porte de boutique appelée à pivoter d'un quart de tour pour vous laisser pénétrer à l'intérieur. Autant dire qu'une porte a une valeur métaphorique, à vous inciter à franchir le seuil de l'apparence. Mais une porte portant une affiche-femme, voilà certes une métaphore carrée : car si l'image-femme m'incite à dépasser son apparence, la porte qui la porte m'offre, littéralement, le moyen d'exécuter cette intention de l'imagination. En ouvrant la porte, je vais outre-passer l'apparence de l'image-femme, pour pénétrer métaphoriquement à l'intérieur. Je vais déshabiller le vêtement de la nudité chic, pour m'enfoncer dans le profondeurs du désir.
Chic ! la dame de l'image porte justement un poignée latérale à la hauteur de reins. En tirant à moi cette poignée, je vais faire pivoter d'un quart-de-tour l'image avec la porte qui la porte, et je vais donc pouvoir accéder à l'arrière-plan des apparences pour m'y enfoncer.
Invite métaphorique primaire du désir, qui se trouve objectée dans le cadre de la photographie de SirDeck par le contrepied de la métonymie. Car SirDeck ne photographie pas simplement une métaphore, il photographie la contradiction d'une métaphore par une métonymie. Je t'aime moi non plus : l'amour physique est sans issue - voilà le sens de cette photographie : Serge Gainsbourg dans le texte.
Comme je l'avais évoqué à propos d'une photographie antérieure de SirDeck, j'ai une particularité de la vision : mes deux yeux n'ont pas le même rôle. Mon œil gauche directeur est mon œil de profondeur, mon œil droit baladeur est mon œil de champ. Je vois par montage photographique de ces deux visions. Autant dire que mon œil gauche est mon œil métaphorique, mon œil droit mon œil métonymique.
J'ai donné jusqu'ici la priorité dans ma contemplation de la photo de SirDeck à la vision métaphorique de mon œil gauche. Mon œil droit prend maintenant le relais du balayage de champ métonymique.
Ce que me révèle alors ce déplacement métonymique du détail central à l'encadrement du détail est digne d'une fresque de Pompéi. Si les colonnes pourpres de l'encadrement présentent des traces d'usure, les parties droite et surplombante ont tout d'un chantier de ravalement. Qu'apercevons-nous en effet ? Les armatures métalliques rouillées constituant comme l'ossature d'une façade dont la chair a disparu. Le déplacement métonymique latéral me confronte à une absence de substance dont la disparition a tout d'une ruine des apparences.
Symbole d'une faillite commerciale de Charles Jourdan certes. Mais plus crûment : symbole d'une faillite du désir qui rêvait d'outrepasser métaphoriquement l'épiderme d'une nudité féminine vers on ne sait quelle profondeur substantielle. Car l'imagination se fait peur, à l'idée de tirer sur la poignée qui ferait pivoter l'image féminine latérale d'un quart de tour en ouvrant la porte qui la porte. D'y aviser ce que l'encadrement métonymique fait pressentir : le néant de l'objet du désir. Ou le vide du fond des apparences.
Gaston Bachelard dans une série d'ouvrages consacrés à l'imagination, soulignait que l'imagination est une faculté "substantialiste". Elle fait rêver d'intimité immersive dans des éléments comme l'air, l'eau, la terre, le feu. Et pourquoi pas, puisqu'ici nous parlons d'image-femme transportant l'imagination de manière métaphorique, d'immersion dans une intimité substantielle de l'autre, cette chair spirituelle que l'érotisme se plaît à fictionner comme objectif empathique du désir. Cette imagination substantialiste suscitée par la métaphore-femme de la photo, nous dirons alors qu'elle se trouve "déconstruite" par le contredit de la métonymie : cette absence de substance révélée par le vide de l'encadrement. Mon imagination qui rêvait métaphoriquement d'enfoncements intimes dans une substance de sujet en allant au-delà de l'épiderme de l'image-femme ; se trouve stoppée en plein élan par l'intelligence ironique et cruelle de l'absence de fond de la figuration. L'idée que les apparences ne vêtent pas le plein d'une substance de rêve, mais voilent un trou dépourvu de substance où brille l'absence spirituelle de l'autre. « Il n'y a pas de rapports sexuels » (Jacques Lacan).