Cette photo récente de
SirDeck dans
PVPBP :
m'évoque d'abord un tableau impressionniste. Au sens où les impressionnistes peignaient des vibrations de la lumière, qui avaient le double effet d'abolir la perspective en profondeur héritée de la Renaissance en lui substituant un plan coloré ; et de résilier le privilège portraitiste d'une figure humaine ressortant prioritairement sur un arrière-plan décoratif. L'occupation du cadre de la photo par un plan d'herbes offrant des jeux d'ombres et de lumières induit cet effet pictural impressionniste. Le regard ne dispose d'aucune échappée belle vers des horizons lointains de ciel, de montagnes ou de mer. Au contraire, il se trouve en quelque sorte piégé dans un champ clos saturé d'une luxuriance de détails végétaux sans profondeur. Une anti-carte postale, la carte postale se voulant un résumé local de guide touristique, en étalant en réduction une perspective de voyage : de quoi faire itinérer le regard en le mettant en route dans un décor de théâtre vers quelque objet privilégié du désir campé en lointain d'espace.
Quelque chose pourtant fait faire retour d'une profondeur dans le tableau : le dispositif triangulaire d'un tronc de pommier et d'une échelle en bois. Le tronc fait relief en avant de la scène, et l'échelle qui s'appuie à son embranchure dessine une diagonale ouvrant une suggestion d'ascension. Car une échelle sert bien à monter quelque part, n'est-ce pas ? comme en haut d'un pommier cueillir les pommes vertes de l'arbre du Paradis...
L'obliquité de l'échelle appuyée au tronc d'arbre d'avant-plan a fait grimper mon regard en quelque sorte. Mais grimper où donc ? étant donné que le cadrage de la photo soustrait à la vue le débouché de l'ascension : le haut de l'arbre. Où donc ? sinon vers cette position même où SirDeck se situe pour capturer la scène : dans une stance visuelle élevée à la même hauteur que la première grappe de pommes qui pendent à l'arbre d'avant-plan. Hé oui ! SirDeck met-en-scène le point de vue obligé que doit avoir le spectateur de la photo : de se trouver en suspens ou suspendu, et de regarder en contre-plongée le spectacle du tableau.
Ainsi l'échelle appliquée obliquement au tronc de l'arbre n'invite-t-elle pas à une ascension, puisque le regard se trouve déjà placé dans une position de suspension élevée. L'échelle n'invite pas à prendre de la hauteur. Non : elle invite à descendre. Elle invite à descendre dans le champ du tableau. La vétusté de ses montants suggérant une patine antique : un concentré de temps ancien. Elle s'appuie là, cette échelle, au pommier, depuis un temps immémorial. Ce qui fait que, l'invitation diagonale à descendre l'échelle depuis la hauteur de départ du pojnt de vue, équivaut à descendre depuis un présent dans un passé de la mémoire. Cette descente au passé, c'est aussi bien une remontée de temps.
Au temps de l'enfance. Du jadis de l'enfance :
Mais le vert paradis des amours enfantines,
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Les violons vibrant derrière les collines,
Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,
- Mais le vert paradis des amours enfantines
L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs
Me voici donc, cet adulte regardant à hauteur d'homme depuis mon présent, appelé à descendre l'échelle du souvenir, pour me retrouver dans un de ces jardins d'enfance où le temps s'abolit. Qui n'a ni demain ni plus loin. Qui est donc comme un tableau plan de détails colorés vibrant dans la lumière : un tableau impressionniste où règne le non-temps et le non-espacé de l'Eden. Plongée d'en haut à hauteur miniature d'enfance. Et cette suggestion de descente au passé qui périme l'histoire du spectateur, elle fait s'avancer le champ-clos herbagé d'un jardin d'enfance jusqu'au point d'absorption du spectateur dans le spectacle.
J'ai six ans à nouveau, et si j'avais perdu en route mon enfance, j'éprouverais le sentiment poignant d'avoir perdu mon temps. Mais je n'ai jamais perdu en route mon enfance : l'enfant que j'ai été, je le suis toujours. Je n'ai pas grimpé l'échelle de la connaissance, par laquelle on quitte un paradis d'enfance pour manger les fruits amers des bannis de l'innocence. J'habite toujours le paysage sans profondeur de l'origine.