un très beau livre dessiné sur Nietzsche et Pavese
de Frédéric Pajak.
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Lettre aux Américains
« J’avais vingt-deux ans, pas un sou en poche, et l’envie irrésistible de vivre ma vie en Amérique, muni d’un vague contrat d’un vague éditeur en France, pour y créer une collection dédiée aux dessinateurs. J’ai quitté ma famille, mes amis. J’ai vendu mes livres, ma vaisselle, quelques meubles et j’ai pris le premier vol
last minute pour San Francisco. J’ai habité le vaste ghetto noir d’East Oakland - où jamais je n’ai croisé un homme à la peau blanche -, puis Los Angeles, dans le quartier du port. Dans un petit jardin ou face à l’océan, je dessinais, j’écrivais. Ou plutôt j’écrivais et je dessinais, je ne sais plus. Déjà, j’hésitais entre ces deux formes, rarement complémentaires. J’aimais la peinture autant que la littérature et la philosophie. C’est en Californie que j’ai dévoré les manifestes suprématistes de Kasimir Malévitch, et c’est là que, tout en dessinant beaucoup, j’ai commencé à écrire un petit livre intitulé
En avant pour la subjectivité.
Et puis, brutalement, j’ai appris que mon vague éditeur tombait en faillite. Mon rêve américain tournait court. Pour vivoter, j’ai fait un peu de peinture en bâtiment et, après quelques mois, je suis rentré en Europe, plus pauvre qu’en partant.
J’ai vécu dans un village des Alpes françaises. J’ai habité la Suisse. Et j’ai visité la Chine. Je me suis lancé dans la peinture, d’abord abstraite, et rapidement figurative : des vues aériennes et nocturnes de New York ou de Tokyo. J’ai été un peintre heureux mais, sans prévenir, le dessin et l’écriture sont revenus sous la forme d’une sorte de biographie écrite et dessinée qui deviendra ma « spécialité » - ni livre illustré, ni bande dessinée. Cet « ovni littéraire » comme on l’a qualifié, intitulé
Martin Luther, l’inventeur de la solitude, n’a rencontré aucun succès. Était-ce du dessin, de la théologie, un pamphlet, un autoportrait déguisé, une fumisterie ? Cet échec ne m’a pas ému à l’excès : je suis parti pour l’Italie du Nord.
À cette époque, j’approchais la quarantaine. Je pensais souvent à mon père, mort à l’âge de trente-cinq ans dans un accident de voiture. À Turin, en passant sous les fenêtres de la chambre où Friedrich Nietzsche sombra dans la folie, puis en découvrant l’hôtel où Cesare Pavese se donna la mort, je me suis souvenu que tous deux furent orphelins de père. À la lumière de cette blessure qui m’était familière, je me suis replongé dans leurs œuvres, songeant autant à leur chagrin inconsolable qu’aux ruses que tout orphelin doit déployer pour vivre.
Quatre ans durant, j’ai erré dans les rues de Turin, lisant et relisant Nietzsche et Pavese. J’ai écrit et dessiné leur malheur, j’ai décrit la ville, ses façades de rouille et d’ombre, ses arcades oniriques qui inspirèrent Giorgio De Chirico, ses places imposantes, son histoire secrète. Et c’est devenu un livre :
L’immense solitude - avec Friedrich Nietzsche et Cesare Pavese, orphelins sous le ciel de Turin, un livre encore une fois écrit et dessiné - qui comprend près de trois cents dessins -, à la fois biographie et autobiographie, essai et roman. J’avais quarante-cinq ans quand ce livre est paru en France, à l’enseigne des très sérieuses Presses Universitaires de France - qui n’avaient jamais publié de dessin. La critique et le public l’ont salué avec enthousiasme.
Depuis, j’ai écrit et dessiné chaque année un livre nouveau, publié chez le même éditeur :
Le Chagrin d’amour, où mes souvenirs personnels de jeune homme malheureux se mêlent aux dépits amoureux de Guillaume Apollinaire, aux sentiments troubles de Francis Picabia, de Marcel Duchamp, de Piet Mondrian ;
Première partie, un recueil qui contient la réédition de
Martin Luther et une autobiographie comique intitulée
Fredi le Prophète ;
Humour, une biographie de James Joyce écrite à la première personne ; Mélancolie, dont certaines pages se déroulent en Italie et aux Etats-Unis ; et d’autres livres : Nervosité générale, un choix de chansons et de poèmes ; Nietzsche et son père, un essai sur le protestantisme et sur le meurtre impossible du père disparu. Enfin, en janvier 2006, j’ai publié un roman - sans dessins - aux éditions Gallimard :
La guerre sexuelle, à propos de la famille, du couple, de l’alcool, du travail.
Parmi ces livres, quelques-uns sont traduits, en Italie, en Espagne, en Pologne, en Corée.
Depuis quatre ans, je suis également directeur d’une collection consacrée exclusivement au dessin : Les Cahiers dessinés. J’y ai notamment publié des livres sur Giacometti, Raymond Queneau, Cartier-Bresson, Pierre Alechinsky, et sur les Américains William Steig et Saul Steinberg - dont je connaissais les dessins depuis mon enfance.
Par ailleurs, je suis rédacteur en chef d’un mensuel qui réunit des écrivains, des philosophes et des dessinateurs. Son titre :
L’Imbécile.
Un mot encore : je ne me sens pas familier de cette vogue qu’on appelle « autofiction ». Je ne fais pas non plus de « roman graphique ». Je me situe ailleurs. Où ? Dans un bric-à-brac d’intrigues, de souvenirs, d’admirations, de citations, de parodies, dessinés le plus souvent d’un trait noir, haché comme dans les gravures anciennes. C’est une interminable rêverie, une rêverie qui a débuté il y a plus de vingt ans, sous des palmiers et des citronniers américains. »
Frédéric Pajak