Je voudrais laisser libre cours à ma faculté d'improvisation à propos de cette photo que
jpmiss a accrochée récemment aux «
Cimaises» :
Je reconnais n'avoir aucune compétence technique en photographie et j'assume par conséquent le statut pur & simple d'«amateur». 'Mot-valise', s'il en est, tellement sont diverses les manières d'aimer. Comme il y a un outil, du moins, dont l'«amateur» que je suis n'est pas dépourvu : à savoir l'«élocution», je peux préciser dans les mots de quelle façon je me range dans les rangs des «amateurs» ici. Il me revient que Kant, ce philosophe Allemand qui consacra un traité au «jugement esthétique», estimait qu'en matière d'art le jugement est toujours 'subjectif'. Par quoi il voulait dire que le jugement ne porte pas sur l'objet 'en-soi', comme dans la connaissance, mais porte sur l'effet produit par l'œuvre sur le sujet.
Et comme les philosophes sont des coupeurs de cheveux en huit dans le sens de l'épaisseur (parce sans doute ils aiment la 'transparence', qu'ils estiment ne pouvoir atteindre qu'en tranchant le plus 'fin' possible) - le susdit Kant distinguait, dans cette 'subjectivité' du jugement où le 'sujet' s'intéresse moins à l'objet en soi qu'à l'effet produit par cet 'objet' sur lui, entre le 'jugement hédonique' et le 'jugement esthétique'. Le premier prenant pour critère la 'sensibilité' constituée du 'sujet', pour départager ce qui flatte l'attente et qui donc fait 'plaisir' de ce qui contrarie l'attente et donc suscite du 'déplaisir', comme il arrive pendant un repas où l'on juge tel plat 'bon' et tel autre 'mauvais'. Le critère est donc celui de l'agréable et du désagréable.
Mais le 'jugement esthétique', pour Kant, n'intervient que lorsque l'effet produit par un 'objet étrange' (une œuvre d'art) sur le sujet outrepasse complètement les attentes de la 'sensibilité', et donc ne peut être réduit au critère de l'agréable et du désagréable ; mais, au contraire, a le pouvoir déconcertant d'agir sur la totalité des facultés de l'esprit : la 'sensibilité', certes, mais aussi la 'pensée' et la 'volonté'. Précisément en ne se laissant soumettre aux critères de réception d'aucune de ces facultés en particulier, mais en les déportant de leurs routines personnelles.
Kant dénomme (avec une belle audace pour un Prussien) «libre-jeu de l'imagination» cette mise-en-mouvement sans règles a priori de toutes les facultés de l'esprit chez un 'sujet' sous l'effet d'une œuvre d'art. Et, donc, s'il y a là expérience d'un 'plaisir' de la part dudit 'sujet', ce plaisir ne se réduit pas à un 'agrément' de la sensibilité constituée, mais correspond à une 'euphorie libératrice'. Si bien que le 'sujet', transporté à juger d'un point de vue 'esthétique' une œuvre 'belle', qualifie par là l'effet libérateur' que cette 'chose en-soi' indéfinissable a sur l'ensemble de ses facultés : un «libre-jeu de l'imagination» qui se trouve «aimé» précisément pour l'«euphorie» (étymologiquement : 'transport heureux') qu'il suscite.
En quoi, si l'on voulait porter la chose jusqu'au paradoxe, il serait possible de dire qu'il y a des cas où l'impression euphorique de beauté suscitée par une œuvre d'art s'accompagne d'un 'désagrément de la sensibilité'. Ce que Charles Baudelaire reconnaissait dans son sonnet dédié à la «Beauté» :
Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre...
et que Rainer Maria Rilke, dans la première des «Élégies de Duino», exprime de façon poignante :
Tout ange est effrayant... car le beau
n'est rien que le premier degré du terrible
Ces considérations linguistiques décalées (je me reconnais spécialiste en matière de '
biais') ne me paraissent pas sans rapport avec l'
effet produit par la photo de
jpmiss (où l'on me reprochera peut-être d'en venir beaucoup trop lentement au 'sujet', à quoi je répondrais que j'en suis précisément parti d'entrée
). Parce que, loin de 'flatter' ma sensibilité, et donc de se laisser juger 'agréable' (par ses teintes 'sombres', par la texture 'trouble' des matières etc.) ; elle produit un effet de 'transport' (que cela me plaise ou non) sur mon
imagination. Curieusement, elle m'a tout de suite rappelé une citation d'
Ézéchiel que j'avais découverte, enfant, dans un roman policier d'
Agatha Christie (drôle d'endroit pour une telle découverte) :
Les meules du Seigneur broient lentement
Les '
rotondités' aux prises du disque de la mer (il est très rare d'avoir l'impression d'un bombement en volume de la mer) et de la lentille du ciel me donnent l'impression d'un inexorable mouvement de 'meules' cosmiques. Le bleu-vert
glauque de la mer, gonflé d'une obscure noirceur, paraît se soulever par un effet de
courbure à la rencontre du bombement renversé de nuées de
colère qui ont le grain abrasif de la pierre.
L'avancée intermédiaire d'une terre en forme de presqu'île voit son décor de carte postale ('avec palmiers') laminé jusqu'à l'extrême éfilement, d'où fuse la gerbe d'étincelles orange de la matière volatilisée.
Terrible est le
silence dans lequel s'opère le mouvement de ces meules...