Cette photo que
momo a accrochée aux «
Cimaises» :
Pas là… suivre les règles de la pelote
m'a moi-même accroché, par un effet de '
rebond_au_regard' de ce que montre l'image.
En association d'idées qui me paraît naturelle, il me revient ce constat de je ne sais plus quel critique littéraire : alors que les auteurs qui étaient ses contemporains (comme
Alexandre Dumas) écrivaient des livres pour satisfaire les goûts déjà constitués du public,
Gustave Flaubert écrivait pour un public qui
n'existait pas encore, mais dont ses livres dessinaient exactement la position qu'il devait venir occuper pour les lire. Ce qui revient à dire que, pour lire un de ses livres, l'esprit du lecteur devait quitter son positionnement coutumier (par exemple la conscience que j'ai d'occuper l'intérieur de mon enveloppe corporelle ici-située) et s'avancer dans la dimension de l'imaginaire pour s'en aller occuper l'emplacement que l'auteur avait prédéfini pour lui.
Comme on sait, chacun de nos yeux est constitué de
deux yeux : l'œil qui
fixe (qui détermine la vision
primaire capturant une figure
précise) et l'œil qui
flotte (qui détermine la vision
secondaire appréhendant une forme
floue), l'association des deux créant un effet d'
espace. La
règle ordinaire consiste à associer une valeur de
proximité à la figure
précise de la vision
primaire, et une valeur d'
éloignement à la forme
floue de la vision
secondaire. Ce, parce que la figure
précise paraît
empiéter sur la forme
floue qui se trouve par là rejetée à distance dans une fonction de '
fond'. Ainsi, moi qui suis en train d'improviser, j'aperçois mon écran comme une figure précise interceptant la forme floue d'une librairie, et par là je saisis l'écran comme proche et le mur de livres comme éloigné.
Telle n'est pas la
règle de la pelote. Un grand joueur instinctif de
Pelote Basque ne peut absolument pas fixer la pelote en vision primaire, et laisser reculer le fronton dans le flou de la vision secondaire, car s'il fait ça, il n'atteindra jamais la cible, qui n'est pas la pelote, mais le fronton. Dans la perception ordinaire, la cible est par exemple la tasse à café que je fixe en vision primaire, car l'enjeu est
moi-même et mes lèvres auxquelles je veux porter cette tasse ; mais dans la
Pelote Basque, la cible est le
fronton et non pas la personne du joueur, car, comme on le dit toujours,
le jeu est plus grand que le joueur. Par conséquent, le joueur doit cesser de se focaliser sur la pelote, comme s'il voulait la saisir pour la mettre dans sa poche ; mais il doit se focaliser sur le
fronton, car telle est la cible du jeu qui transcende le joueur.
Le joueur ne doit donc pas
fixer la balle, mais toujours
fixer le fronton. De sorte que la balle (la pelote) n'apparaît dans son champ visuel que comme une
forme floue tandis que le fronton garde immuablement sa fonction de
figure précise.
On dit que les grands épéistes ont le
sens de la pointe. Ce qui signifie qu'ils se focalisent toujours sur l'adversaire dont l'épée est vue en vision primaire comme une figure précise ; quant à la pointe de leur propre épée, ils la perçoivent continûment, mais sans jamais la voir en vision précise. C'est cela le sens de la pointe : la présence flottante de l'épée propre.
La règle de l'
afficionado dans l'art controversé de la corrida veut que le spectateur ne doit jamais se focaliser sur le
torero, mais toujours sur le
toro, car c'est ainsi que le spectateur peut partager la vision de l'acteur qui est toujours focalisé sur l'adversaire, et non sur lui-même. Ce que ne fait jamais le 'public', qui en se focalisant sur l'homme, renverse le sens de l'action et réduit au rang de faire-valoir ce qui, dans la vérité du jeu, est une instance de
vie ou de mort.
L'archer Américain instinctif
Howard Hill avait pour
règle de toujours apercevoir sa cible en
visée primaire précise et ne lui jamais superposer sa pointe de flèche qu'en
visée secondaire floue.
Tous ces prolégomènes laborieux pour essayer d'expliquer en quoi la photo de
momo a accroché mon regard. Car elle m'oblige à saisir en
visée primaire précise le
fronton lui-même, avec son rouge basque violent, et, en association, le plan du mur sur lequel il est peint, ainsi que le plan du ciel superposé à ce mur. Voilà la cible, nette et précise. Ce n'est qu'en vision secondaire floue, avec ses lignes de fuite peintes en blanc, que mon regard saisit le sol bitumé, normalement plus proche de moi en perception ordinaire que le fronton distant, mais qui dans le contexte du jeu, doit
céder la place au fronton qui doit devenir le centre même de la vision.
Comme l'écrivait un auteur sur le
jeu intérieur du golf, la cible doit être atteinte
avant d'avoir été atteinte - atteinte du regard, parce qu'elle en est la figure de focalisation précise. La distance qui sépare le joueur de sa cible, les moyens même qu'il manie en vue de l'atteindre - cela doit rester
dans le flou de la visée secondaire. Le joueur doit
se traiter lui-même comme secondaire, et être visuellement
à_la_cible : tel est le
dépassement de soi dans le jeu.
Il y a un moment totalement crucial dans cette combinaison de
cible touchée par le regard et de
sitio flou du joueur : c'est précisément le moment où l'élément qui relie le joueur et la cible (la balle, l'épée, la flèche)
n'apparaît plus dans le champ de vision. Ainsi, le moment de l'armé du bras, la réception de la pelote se faisant en-arr!ère du joueur la balle sortie de son champ visuel : à ce moment-là, il n'y a plus que la cible. C'est exactement le moment où le joueur se dépasse totalement.
La photo de
momo me convoque à cet instant crucial où la vision du joueur évacue au maximum le circonstanciel, c'est-à-dire aussi lui-même, fait littéralement le vide pour se concentrer totalement sur la cible : le
mur du fronton dans un instant pur d'éternité.
Il y a là quelque chose alors qui touche à l'
abstraction et ce moment d'abstraction est la même chose que l'
idée.