Lorsque j'ai lu la phrase de
Robert Doisneau : «
Une bonne photo raconte une histoire», je me suis figuré qu'une "bonne photo" exhibait une
instabilité dans le cadre de l'image, appelant le spectateur à "encadrer" par l'imagination l'image actuelle par deux autres images hors champ : "à gauche", la figuration imaginaire d'un "avant" et "à droite", celle d'un "après". Exactement comme si j'avais affaire à la vignette centrale solitaire d'une BD, dont je serais appelé à reconstituer les vignettes encadrantes absentes afin de déployer la "bande" complète permettant de transformer le
déséquilibre dans la photo en
instantané d'un
mouvement intelligible.
L'extrapolation
géométrique opérée par
aCLR sur la photo de
Luc me révèle les limites de cette interprétation d'enfant
tintinophile. Car, ramener une photo par l'imagination au seul
axe du temps, c'est réduire la perception de son champ à un "point" sur une ligne : celle des instants qui se succèdent. Mais ce que fait surgir l'extrapolation d'
aCLR, ce n'est pas du
temps (avant et après l'instantané de l'image) ; c'est de l'
espace (en même temps et en-dehors du lieu de l'image).
Espace requis par le
lieu de l'image, parce qu'il recèle
en-dehors de l'image le
point de convergence des lignes de l'image.
L'aimable assistance du labo qui s'est habituée à ce qu'une image ne
parle au sieur
macomaniac que par l'
effet de mots qu'elle induit
[«ou l'inverse»], me passera cet exercice d'écolier ravi d'appliquer le procédé neuf qu'il vient d'acquérir : lorsque j'ai aperçu naguère aux «
Cimaises» cette photo de
SirDeck :
j'ai été frappé par l'
instabilité instaurée dans l'image par la disposition du tableau accroché au mur. Troublante parce que, les lignes latérales de son cadre respectant la
verticale, néanmoins celles du haut et du bas font un
angle criant avec le reste de la géométrie incluse de l'image. Oui, le tableau paraît
pencher par rapport à l'organisation interne de l'image, avec une
violence heurtante par rapport à l'
équilibre local du mur, du fauteuil, du sol et du sac. Le tableau
penche par les diagonales du haut et du bas de son cadre alors même qu'il ne
peut pas pencher, de par la droite verticalité des lignes latérales.
Malaise local : local du
malaise. Ce tableau
de guingois trouble et dérange la paix de l'image, comme un concentré d'
inquiétude dans l'ordonnance apprêtée du lieu.
Ligne de fuite du tableau rendant criant le
manque d'une présence dans l'image : l'
absentement de la personne qui a laissé un sac et un blouson aussi géométriquement disposés que les possessions d'une personne défunte. Ce
deuil dans l'image suscité par une figure absente que tout désigne, invite à suivre avec
angoisse hors de l'image la ligne de fuite
hagarde du tableau ; et pourtant... la douceur du blanc et le méticuleux arrangement des objets
touchent le regard qu'appelle l'image d'un sentiment de
tendresse. C'est donc avec
tendresse & angoisse que l'imagination se trouve conduite à chercher dans l'
espace extérieur au
lieu de l'image la
raison de sa distorsion.
Et voici ce qui m'apparaît :
La
folie dans le
lieu de l'image a sa
raison dans l'
espace au-delà de l'image : la
focalisation de l'esprit sur un point de fuite qui n'est pas donné à l'intérieur du
lieu de l'image.
Il s'agit donc d'une expérience de
perception paradoxale. Ce que l'on
voit n'est pas forcément ce que l'on
regarde. Lorsque ce que l'on
voit n'est pas ce que l'on
regarde,
dans ce que l'on voit se produit l'effet de
suggestion de ce que l'on regarde comme
trouble de la perception.
J'ai toujours eu l'impression qu'une photo ne se contente pas que "projeter" un paysage "devant" un spectateur auquel serait laissé entière latitude de son "angle de vue" par rapport à l'image ; mais qu'une photo "appelle" une "position spectatrice" déterminée, un
sitio de l'œil, comme si l'image fabriquait l'emplacement exact à partir duquel elle demande à être regardée. Comme si l'effet le plus important de l'image, consistait dans la "création de son témoin", par dessin
a priori de l'emplacement du regard que doit occuper le spectateur pour voir l'image. Et que c'est lorsque le spectateur se met à cette "place" que l'image lui parle.
Pour les photos de
SirDeck et de
Luc - je comprends qu'il y a
lieu de les
voir en fixant mon
regard sur un point de l'
espace en-dehors de l'image.