Le laboratoire de PVPBP a connu une semaine d'intense activité technique. Qu'il soit loisible à un pur dilettante d'y faire une visite pendant la trêve du week-end, à la manière de tel personnage de Franquin qui se faufile dans les locaux vacants de son journal pour s'y livrer à loisir à une expérience de Chimie Amusante...
SirDeck : un dimanche de la vie
Un photographe a deux yeux, et un seul objectif. Un seul objectif a tendance à faire converger la vision des deux yeux (c'est aussi vrai dans la vie que dans la photographie) : on obtient un effet de profondeur avec un foyer de convergence des lignes. C'est-à-dire une perspective. N'est-ce pas le cas de
SirDeck (notre photographe) qu'on peut imaginer assis à califourchon sur la barre d'une des barrières métalliques, en train de laisser l'objectif de son appareil photo mettre en perspective les lignes de cette rue ?
Cette perspective s'oganise autour d'une ligne verticale centrale : celle de la bordure du trottoir, tandis que les lignes diagonales du sol et des façades à droite et à gauche convergent vers le point de rassemblement constitué par l'église.
Quand on a affaire à une perspective aussi structurée, de surcroît celle d'une rue dont le resserrement du champ latéral (répercuté par le format photographique "en portrait") crée une direction vers l'avant ; le regard se laisse embarquer dans un mouvement d'avancée en direction de la cible lointaine, qui est le foyer de convergence de la perspective. Le regard "marche", par une sorte de devancement imaginaire d'un corps de passant qui va suivre le mouvement.
Mais il se trouve que
SirDeck a deux yeux et qu'un
je ne sais quoi de festif dans l'ambiance générale l'incite à ne pas se laisser entraîner par l'objectif unique d'aller de l'avant en direction du foyer de la perspective. Non : il ne ressent pas la moindre urgence de se rapprocher de l'église (comme si ce mouvement de l'avant lui offrait une perspective de salut qui lui ferait défaut à cheval sur sa balustrade). La lumière radieuse du jour, le pimpant des fleurs, des banderoles festives barrant en hauteur la perspective de la rue, des randonneurs sacs au dos là-bas : tout conspire pour contredire l'urgence du mouvement orienté. C'est un dimanche de la vie - et, les dimanches de la vie, on n'a pas d'objectif justement, mais, au contraire, on se plaît à flaner sans perspective.
Cette mise entre parenthèse de l'orientation en avant, de l'urgence perspective, libère la vision binoculaire des deux yeux. Il devient loisible de laisser courir ses regards sans que leurs champs de vision s'organisent en un seul objectif. En laissant chaque œil se désolidariser de l'autre, on découvre une dimension "défaite" de la perspective, qui est l'«espace du temps suspendu».
L'«espace du temps suspendu» ne ressemble pas à celui de la perspective. Chaque œil embrasse un champ qui lui est propre. Ici : l'œil droit de
SirDeck saisit une passante "hors perspective" : dans un moment d'enjambement suspendu de la marche en avant, vrillée du côté droit par un détournement de son attention, les cheveux libres comme des herbes folles. Cette passante hors perspective : elle est la femme abordable par excellence, d'exhiber ainsi dans le suspens de sa gestuelle sa disponibilité présente en-dehors de l'urgence de la perspective. Quant à l'œil gauche de
SirDeck, il capture la moitié d'un passant masculin allant en sens inverse de la passante et qui n'a manifestement pas manqué d'apercevoir sa disponibilité présente. Car, la main gauche dans la poche du jean, il est clair déjà que ce passant à contre-perspective de la rue refuse toute urgence. Lui aussi se trouve quasi à l'arrêt de son mouvement, le corps et le visage légèrement détournés du côté de la passante, l'oculaire gauche de ses lunettes de soleil suggérant invinciblement l'attardement du regard vers l'arrière : la passante juste croisée, de paraître une sorte de rétroviseur dans la paroi concave duquel il apercevrait son reflet, l'écran fumé du verre extérieur soulignant cette intention des porteurs de lunettes de soleil en ville : conserver les yeux libres des convergences perspectives.
Ce passant qui a à peine dépassé la passante, il freine son mouvement de fuite, dans cette suspension sans mesure qui est l'«espace du temps suspendu». L'espace du pur désir : du désir qui n'a pas d'objectif - du désir qui est l'imagination d'un possible absolu. Ce genre de possible que nous n'arrêtons pas de laisser échapper, à peine découvert - car les lignes de fuite de la perspective réorganisent notre marche vers un objectif. Mais pour
SirDeck à califourchon sur la rampe de sa balustrade comme un
Don Quichotte planté sur une monture qui n'avance pas, c'est dimanche - le dimanche de la perspective : le dimanche des
paladins. L'œil gauche de
SirDeck capturant l'œil gauche du passant qui ne passe pas, accroché qu'il est par la passante ; et l'œil droit de
SirDeck embrassant le détournement vers la droite de la passante, qui ne passe pas, dans sa disponibilité suspendue - cette double vision produit un effet "contre-perspectif" : non pas de lignes de fuite convergeant là-bas, vers l'objectif de l'église ; mais de
reflux affectant le sujet qui regarde - ici même : un "divergement" d'images qui dilate latéralement l'imagination. Qui lui donne une "largeur" de champ sans direction en profondeur. C'est l'«espace du temps suspendu» : un dimanche de l'esprit.
La perspective triangulaire qui avance vers l'objet lointain est renversée par le reflux triangulaire des deux angles de la vision vers le sujet qui regarde :
△
▽