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Membre supprimé 1060554
Invité
Autant l'avouer d'entrée : je n'aime pas les portraits photographiques pris sur le vif en forme de "têtes de vaches" (comme on dit au cinéma de ces cadrages de visages qui bouchent l'écran). Car l'image suggère une tête en chair et en os qui me ferait face à quelques décimètres de distance. Je ressens toujours une espèce de mouvement de recul à leur vue : le besoin d'augmenter la distance. Je vais pourtant essayer de commenter un portrait en gros plan affiché récemment aux «Cimaises» par SirDeck. Parce que ce n'est plus une photo de "tête de vache" sur le vif : c'est une peinture.
SirDeck : Allégorie
Le modèle photographique (une tête d'homme vue de trois-quart face occupant complètement l'intérieur du cadre au format "en portrait") a, en effet, été retravaillé par des effets picturaux. Une pellicule semi-transparente, au bord déchiqueté, couvre la moitié supérieure du champ de l'image, voilant les yeux et le front et laissant découvert le bas du visage à partir des pommettes et de la moitié inférieure du nez.
Pellicule d'un vert céladon passé contrastant le sépia de cliché ancien : couleurs complémentaires.
Assurant la continuité de grain de l'image, un rendu pointilliste comme en affectionnait Seurat. Impressionnisme : prédominance de points de lumière, diluant les formes et abolissant la profondeur.
Superposée à cette texture impressionniste, une construction cubiste de l'image : losange du visage, mi-céladon mi-sépia, concentrant la lumière, encadré de quatre triangles d'ombre d'intensité inégale.
Paradoxe pictural : un cubisme pointilliste. Formes géométriques et granularité continuiste.
Point de focalisation visuel : l'œil droit, seul apparent, à la fois recouvert par la pellicule céladon passée et transparescent à travers. Recouvert et transparescent : ce paradoxe oriente mon attention sur la limite dentelée de la pellicule céladon qui recouvre le haut de l'image. Un effet de craquelure et d'épaisseur de bord plus sombre : comment ne pas penser à ces fresques antiques, quand l'érosion du temps, ou le grattage volontaire d'un archéologue, décape d'une couche ultérieure de badigeon le gisement de la peinture originale ?
Allégorie des rapports entre peinture et photographie. À première vue, la photographie se tiendrait "sous" les couches de la peinture, comme le bas photographique du visage sous la pellicule peinte céladon : l'authentique "sous" le factice. "Sous" au sens de : plus près du "réel". Mais la suggestion de la fresque décapée dit autre chose : car sous le badigeon qui recouvre une fresque, ce n'est pas le "réel" qui se tient, mais une "image peinte". Sous la pellicule céladon, ce bas de visage photographique qui émerge dans le sépia irréaliste des anciens clichés : ce n'est pas du réel qui se montre, mais de l'image.
Peinture & Photographie, dans leur différence de texture illustrée par le contraste entre la pellicule céladon et le cliché sépia, sont comme des arts complémentaires (ce que figure la symétrie cubiste du demi losage peint en vert et du demi losage cliché en sépia pour rendre un visage) unis dans une continuité suggérée par le pointillisme généralisé du rendu : la continuité de l'art.
«L'art ne montre pas le visible - il rend visible» a dit Paul Klee. L'art ne produit pas des images suggérant la présence des corps, ce qui, par la puissance d'une telle suggestion du physique à partir de l'iconique, induirait un effet direct sur les sens. Comme si voir l'image d'un poulet dans une nature morte de Chardin allait me mettre l'eau à la bouche, par la suggestion "en corps" d'une cuisse croustillante à mastiquer. Non. L'art métamorphose au contraire les corps en images, pour en rendre visible l'«eidos» : la «forme» enfoncée dans la «matière» (comme aimaient dire plaisamment les Scolastiques). Les corps ne sont pas les "sujets" de l'art, mais ses "modèles".
À la fin de la «Recherche du Temps Perdu», dans le «Temps Retrouvé», le narrateur (Marcel) atteint une illumination rétrospective. Les femmes qu'il a rencontrées : Odette, Gilberte, Albertine... «c'est comme si elles avaient posé successivement pour moi dans le temps» à la manière de modèles pour un peintre, afin que je saisisse leur «eidos» : leur Forme Immuable, et que je la restitue en image.
SirDeck : Allégorie
Pellicule d'un vert céladon passé contrastant le sépia de cliché ancien : couleurs complémentaires.
Assurant la continuité de grain de l'image, un rendu pointilliste comme en affectionnait Seurat. Impressionnisme : prédominance de points de lumière, diluant les formes et abolissant la profondeur.
Superposée à cette texture impressionniste, une construction cubiste de l'image : losange du visage, mi-céladon mi-sépia, concentrant la lumière, encadré de quatre triangles d'ombre d'intensité inégale.
Paradoxe pictural : un cubisme pointilliste. Formes géométriques et granularité continuiste.
Point de focalisation visuel : l'œil droit, seul apparent, à la fois recouvert par la pellicule céladon passée et transparescent à travers. Recouvert et transparescent : ce paradoxe oriente mon attention sur la limite dentelée de la pellicule céladon qui recouvre le haut de l'image. Un effet de craquelure et d'épaisseur de bord plus sombre : comment ne pas penser à ces fresques antiques, quand l'érosion du temps, ou le grattage volontaire d'un archéologue, décape d'une couche ultérieure de badigeon le gisement de la peinture originale ?
Allégorie des rapports entre peinture et photographie. À première vue, la photographie se tiendrait "sous" les couches de la peinture, comme le bas photographique du visage sous la pellicule peinte céladon : l'authentique "sous" le factice. "Sous" au sens de : plus près du "réel". Mais la suggestion de la fresque décapée dit autre chose : car sous le badigeon qui recouvre une fresque, ce n'est pas le "réel" qui se tient, mais une "image peinte". Sous la pellicule céladon, ce bas de visage photographique qui émerge dans le sépia irréaliste des anciens clichés : ce n'est pas du réel qui se montre, mais de l'image.
Peinture & Photographie, dans leur différence de texture illustrée par le contraste entre la pellicule céladon et le cliché sépia, sont comme des arts complémentaires (ce que figure la symétrie cubiste du demi losage peint en vert et du demi losage cliché en sépia pour rendre un visage) unis dans une continuité suggérée par le pointillisme généralisé du rendu : la continuité de l'art.
«L'art ne montre pas le visible - il rend visible» a dit Paul Klee. L'art ne produit pas des images suggérant la présence des corps, ce qui, par la puissance d'une telle suggestion du physique à partir de l'iconique, induirait un effet direct sur les sens. Comme si voir l'image d'un poulet dans une nature morte de Chardin allait me mettre l'eau à la bouche, par la suggestion "en corps" d'une cuisse croustillante à mastiquer. Non. L'art métamorphose au contraire les corps en images, pour en rendre visible l'«eidos» : la «forme» enfoncée dans la «matière» (comme aimaient dire plaisamment les Scolastiques). Les corps ne sont pas les "sujets" de l'art, mais ses "modèles".
À la fin de la «Recherche du Temps Perdu», dans le «Temps Retrouvé», le narrateur (Marcel) atteint une illumination rétrospective. Les femmes qu'il a rencontrées : Odette, Gilberte, Albertine... «c'est comme si elles avaient posé successivement pour moi dans le temps» à la manière de modèles pour un peintre, afin que je saisisse leur «eidos» : leur Forme Immuable, et que je la restitue en image.
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