Contrepoint dominical : vous reprendrez bien un peu de rhétorique ?
Imaginons que nous regardions un paysage : qu'est-ce que nous voyons ? Les choses mêmes, c'est-à-dire des figures colorées distinctes qui s'étagent dans une profondeur d'espace - avons-nous envie de dire.
Ttt ! Ttt ! répondent les peintres
Impressionnistes - cette délimination des couleurs dans des figures distinctes, et cet étagement en profondeur, n'appartiennent pas aux « phénomènes » en eux-mêmes (ce qui se présente ou ce qui se donne
tel quel) ; mais provient d'une construction intellectuelle automatique de notre esprit : nous délimitons les couleurs dans des figures identifiables, et nous étageons ces figures dans une perspective d'espace en profondeur. Pour prendre une image : nous voyons toujours « à travers une vitre », sans nous apercevoir qu'il y a une vitre.
Les
Impressionnistes peignent alors en « enlevant la vitre » (les projections intellectuelles de notre esprit) : plus de figures délimitées, plus de profondeur d'espace perspectif. Rien qu'un plan de couleurs sans délimitations nettes : une brume, ou un brouillard coloré où les teintes sont animées de vibrations. Lorsque
Renoir regarde sa femme assise dans l'herbe d'un pré, il voit le blanc de la robe et le rosé du visage vibrant égalitairement parmi les tâches florales dans un plan sans discrimination. Ôtée la vitre intellectuelle créant la séparation des choses et la profondeur de la perspective, reste la vibration plane du phénomène coloré destinée à susciter une émotion sensible pure, désintellectualisée.
Je viens de tenir ce petit discours pour tenter d'appréhender cette surprenante photo des «
Cimaises» qui se présente comme un tableau :
SirDeck : Voir
Cette photo a tout d'un manifeste «
post-impressionniste ». De l'
impressionnisme, nous avons la « matière » colorée : le brouillard tachiste refusant la délimination distinctive des figures et la profondeur de l'étagement en perspective. Un
Renoir ou un
Monet. Le « tableau » est donc
impressionniste. Mais il y a une différence extraordinaire : c'est que la « vitre » n'a pas disparu ! Elle est là, la fameuse « vitre », que les
impressionnistes supprimaient de leurs tableaux, avec une innovation : c'est qu'à la différence de la perception ordinaire, où cette « vitre » de la construction intellectuelle des phénomènes en « choses » n'apparaît pas, tellement elle est « naïve » ; dans le tableau de
SirDeck la « vitre » est rendue visible : elle se montre en tant que « vitre ».
SirDeck pratique un art « savant » : les images ne montrent pas un simple « contenu » d'objet, elles montrent comment procède la perception des objets : la « forme » de leur perception.
Donc notre tableau floral
impressionniste apparaît derrière une « vitre » qui se montre. Pour faire voir une vitre, alors qu'une vitre par définition est transparente, c'est-à-dire laisse voir sans être vue, on peut la montrer délimitée dans un cadre de fenêtre. Ce n'est pas le cas ici : si la vitre se montre, c'est qu'elle n'est pas transparente. Manifestement, elle est de verre parfaitement lisse du côté du sujet qui regarde ; par contre, elle est granuleuse, dans une version micropointillée de verre cathédrale, du côté de l'objet qui est regardé.
Allons un peu plus loin : le tableau
impressionniste des taches florales planes et floues, rien de permet de dire qu'il est « au-delà » de la vitre (car ce serait restituer une profondeur d'espace de l'autre côté de la vitre). Non : je peux très bien me figurer qu'il se peint à même la surface granuleuse qui fait l'autre côté de la vitre. La combinaison de granulosité vitreuse et de brouillard coloré donne l'impression de véritables « empreintes digitales » florales de l'autre côté de la vitre. Le « phénomène » touche la vitre et y laisse l'empreinte de ses « doigts ». Est-ce le phénomène intrinsèquement qui est flou ? Est-ce le revers de la vitre qui est granuleux ? La photo montre cette ambivalence en la laissant dans l'indécidé.
Ce que décide, par contre, cette photo, c'est qu'il y a toujours une « vitre ». Les
Impressionnistes croyaient pouvoir « toucher » la vibration colorée du phénomène dans une « émotion pure » dépouillée des constructions de l'intelligence (en quoi ils étaient tous
bergsoniens).
SirDeck montre exactement l'inverse dans cette photo : les émotions suscitées par la vibration colorée du phénomène, elles se peignent toujours, dans une espèce de granulosité, de l'autre côté de la vitre de l'esprit : son «revers » sensible.
Mais la « vitre » a un « avers », qui, lui, est parfaitement lisse. L'esprit se rend compte du caractère lisse de l'« avers » de la « vitre », parce que précisément son « revers » est brouillé : un tableau sensible se peint, en mode
impressionniste, à même la granulosité vitreuse. Ce « revers » brouillé du sensible permet précisément à l'esprit d'apercevoir la limpidité de l'« avers » de la « vitre ». Appréhendant cette limpidité de la « vitre »
de son côté propre, l'esprit se comprend comme une « intelligence libre ». Là est la « profondeur » fondamentale de l'« espace » : elle n'est pas là-bas, comme une perspective d'accueil des choses opaques d'un monde ; elle est ici, en tant que dimension sans fin de la liberté intelligible.
Une étonnante « douceur » émane de cette photo, qu'aucun tableau
impressionniste n'a jamais eue. Il y a toujours (je trouve) dans les toiles
impressionnistes un tohu-bohu sensible opaque : ces nymphéas, ces bals musettes, ces cathédrales - combien ils me « répugnent à l'esprit », avec cette matière inintelligible de couleurs dont aucune vibration n'allège l'absurdité brute et sur laquelle s'empâte mon émotion de malaise. Au contraire, ce tableau
impressionniste peint de l'autre côté de la « vitre », combien sa vibration colorée m'est légère, paisible, car de ce côté-ci de la vitre, son côté lisse, mon esprit se meut dans la pure sérénité de la liberté : la dimension de l'« Idée ».